13 août 2013

[Nouvelles de France] Hommage à Jean Madiran

SOURCE - Nouvelles de France - 13 août 2013

Le combattant s’est éteint, laissant une œuvre immense. Je dirais mieux : une véritable réflexion, personnelle – dans le meilleur sens du terme – nourrie par des sources vénérables. À la différence de bien d’esprits conformes et officiels, l’œuvre de Jean Madiran est avant tout celle d’un homme libre, même si la contrepartie de cette liberté, c’est cette relégation sociologique. Des millions de Français savent qui est Bernard-Henri Lévy, connaissant le journal Le Monde ou suivent C dans l’air, mais peu voient qui a été Jean Madiran. La modernité, c’est le pot de fer contre le pot de terre. Les résistants sont là, mais bien minoritaires. Pis : le siècle débutant aurait vu une accélération de ce que Jean Madiran abhorrait. La haine de la nature créée et de l’homme racheté n’a cessé de progresser. Hier, c’était la destruction de la vie et de la famille ; aujourd’hui, c’est leur ridiculisation par de bien sombres parodies : mariage pour tous, PMA pour les unions de même sexe, etc. Loin d’être des phénomènes anodins, il y a comme une cohérence dans ces destructions.
La première fois que j’entendis parler de Jean Madiran, ce fut en 1992 : je savais que c’était un grand nom dans la mouvance « traditionnelle ». En juillet 1993 (je n’avais pas encore 16 ans !), je devais entreprendre la lecture régulière du journal Présent. C’est ainsi, par suite de renvois successifs (une œuvre est avant tout une cohérence, et chez Jean Madiran, elle l’a été à merveille), que l’on se familiarise avec un auteur et que l’on découvre ses différents combats.
L’œuvre d’un croyant
Avant d’être un polémiste, un journaliste ou un philosophe, Jean Madiran est d’abord un croyant. Cet aspect n’est peut-être pas assez souligné, mais Jean Madiran a été un homme qui a tiré les conséquences de sa Foi. Il y a un avant et un après l’Incarnation. « Sans moi, vous ne pouvez rien faire » : cette phrase de l’Évangile pourrait résumer l’œuvre de Jean Madiran. Refusant cette coupure délétère entre la Foi, le Credo et notre monde pratique, Jean Madiran a compris que la Révélation a des conséquences, parfois inattendues, sur les choses profanes ou temporelles. Avec Elle, les choses ne seront plus comme avant. Dans le pire des cas, nous ne serons plus des païens, mais des apostats ; c’est bien le drame de la modernité. En tout état de cause, nous restons des pécheurs. Jean Madiran a ainsi été un homme qui a compris les différentes connections entre les domaines de notre existence. Le Dieu des mystiques est aussi celui des cités, des royaumes et des empires. Le naturel n’est pas la négation de l’ordre surnaturel et celui-ci ne s’édifie pas sur la négation du premier. En réalité, Jean Madiran a été un philosophe de l’harmonie, harmonie que les philosophies modernes ont continué à détruire.
« En réalité, Jean Madiran a été un philosophe de l’harmonie, harmonie que les philosophies modernes ont continué à détruire.»
L’hérésie du XXe siècle, ouvrage fondamental
J’ai parcouru différentes œuvres de Madiran à différents moments. Si j’ai lu ses articles et chroniques dans les années 1990 en achetant Présent, je ne lus son Maurras qu’en 1999, son Ils ne savent pas ce qu’ils disent en 2001 et son Hérésie du XXe siècle en 2009. À titre personnel, je peux dire que ce dernier ouvrage est probablement le plus profond et le plus pénétrant de son œuvre. Un ouvrage inégalé. Je pense qu’il est possible de l’utiliser comme un guide de lecture de son œuvre. C’est donc avec cet ouvrage que l’on peut établir quelques constats sur la crise contemporaine, ecclésiale ou non. L’hérésie du XXe siècle est certes un cri d’angoisse, mais une judicieuse analyse, éloignée de toute rancœur. Jean Madiran examine la crise de l’Église avec finesse, rappelant ce qui a pu y conduire, mais faisant aussi de constats justes. Jean Madiran pointe avec justesse cette contestation en sourdine du Magistère de l’Église dès le 19èmesiècle. À titre d’exemple ; la Doctrine sociale de l’Église ne fut pas toujours appliquée, y compris par les évêques. La lutte contre le modernisme suscita des ricanements dans une Église encore loin de connaître les marasmes de Vatican II. Le discours romain fut mollement défendu par les évêques de France (déjà !).
Une réflexion prophétique sur la mondialisation
Mais Jean Madiran, dans cet ouvrage, est intéressant sous d’autres aspects. Bien avant la mondialisation, théorisée depuis la fin des années 1990, Jean Madiran a décrit le phénomène avant même que le mot n’existe. Il a saisi cette occidentalisation de la planète. À cet égard, j’ai lu dans Jean Madiran ce que j’ai pu retrouver sous la plume de René Girard ou de Jean-Claude Guillebaud dans les années 2000 : en 1968, Jean Madiran avait déjà compris que les conflits actuels sont d’abord des crises au sein même de l’Occident. C’est parce que le monde s’occidentalise – généralement sans s’en apercevoir – qu’il devient plus hasardeux, voire dangereux. Je ne résiste pas à la tentation de reproduire ce long morceau tiré de L’Hérésie du XXe siècle, mais il constitue probablement l’une des meilleures réflexions que j’ai pu lire concernant la trame de cette conflagration mondiale : «  La rivalité fondamentale dans le monde du XXesiècle n’est pas entre la culture occidentale et d’autres cultures : elle est entre les « vraies valeurs » de l’Occident et les fruits aberrants que la liberté humaine ont tiré de ces valeurs devenues folles. Le laïcisme, le totalitarisme, le marxisme sont des phénomènes occidentaux, et même des hérésies chrétiennes : ils sont une catégorie d’hérésies chrétiennes nées au sein de la civilisation occidentale, et qui n’auraient guère pu naître ailleurs. Et ce sont les contestations internes de la civilisation qui sont étendues au monde entier. » (Op. cit., p. 85) Aujourd’hui, dans un monde marqué par la consommation à l’échelle planétaire, ces lignes n’ont pas perdu une seule ride. Indirectement, c’est bien la reconnaissance de la chrétienté, mais sous des formes profanes. Ces idéologies qui triomphent sont de pâles hérésies, mais profanes cette fois-ci et, en tout cas, avariées. Elles nous rappellent que cet abandon du christianisme se paye au centuple. Jean Madiran condamnait ainsi cet abandon de la civilisation occidentale par des clercs qui en avaient été nourris. (Quarante plus tard, Benoît XVI ne déplorait-il pas cette deshéllénisation du Christianisme ?)
« En 1968, Jean Madiran avait déjà compris que les conflits actuels sont d’abord des crises au sein même de l’Occident.»
Témoin de la crise de l’Église
Outre le fait d’être un analyste, Jean Madiran a été un prophète, contemporain de certaines catastrophes dont nous n’avons toujours pas fini d’éponger les conséquences. Ce souci d’aller au monde, affiché par une Église des années 1960 en pleins balbutiement, a produit les résultats que l’on sait : perte totale des références chrétiennes, déchristianisation massive de la société. On ne mesure pas à quel point cet effondrement est imputable à la sécularisation de l’Église (commencé dans l’Église, au cours des années 1960, ce phénomène s’accomplit désormais en dehors de l’Église). Aujourd’hui, nous ramons très laborieusement : avant, il était encore possible de redresser la barre, car, dans les années 1960, il existait encore des couches pratiquantes. Jean Madiran aurait été l’un de ses veilleurs vigilants. Demandant à être entendu par les évêques, il ne fut pas entendu. Car lorsqu’un redressement n’a pas lieu, un phénomène ne cesse d’empirer. Aux années 1960, succèdent des années de destruction massive des structures qui tenaient encore, que ce soit dans la liturgie (adoption d’un nouveau rit en 1969), dans la catéchèse ou dans l’Écriture (les traductions falsificatrices). Certes, un redressement eut lieu dans les années 1980 et un discours plus traditionnel se fit sentir dans l’Église, tant de la part des pasteurs que des fidèles, mais les failles continuent à subsister. La question liturgique reste éloquente et si l’on suite certaine polémique, il semble même qu’au sommet de l’Église on ne l’ait pas encore complètement comprise…
Des combats plus périphériques
Dans la mesure où Jean Madiran a été un polémiste, il était fatal que des combats aient été menés. On sait qu’il a animé l’un des principaux organes de la droite nationale, le journal Présent. À cet égard, ce dernier a certainement été le journal le mieux écrit de ces dernières décennies. Certes isolé, mais îlot, dans cet océan de dégringolades qui caractérise la presse serve, Présent a pu servir de balise. On sait aussi que Jean Madiran fut bienveillant avec certaine formation politique avec laquelle des distances furent prises par la suite. Mais contrairement à ce qui a pu être raconté, Jean Madiran n’a jamais été un satellite du FN, même si, pour ma part, j’ai regretté qu’à certains moments (essentiellement pendant l’ascension du FN, soit durant une période qui s’étend de la fin des années 1980 à la crise Le Pen-Mégret de 1998) Présent ait été davantage partisan que politique … Cet aspect (compréhensible, vu le contexte et une opposition violente à l’égard du FN) fut par la suite rééquilibré. C’est la loi de l’attraction et autant se salir les mains que ne pas en avoir du tout !
« Il appartient aux prochaines générations de redécouvrir l’œuvre de Jean Madiran. C’est peut être dans le futur qu’on la lira paisiblement.»
Si Jean Madiran avait été un homme du monde, il aurait certes été dans les cénacles, les plateaux-télés, mais, fatalement, il aurait été fort inintéressant et se serait probablement desséché… La proximité avec le monde des médias et du show-bizz se traduit aussi par un décalage avec le réel. Si l’on regarde le monde la bien pensance, on s’aperçoit que es esprits vraiment libres se comptent sur les doigts de main : Éric Zemmour peut en faire les frais. Il appartient aux prochaines générations de redécouvrir l’œuvre de Jean Madiran. C’est peut être dans le futur qu’on la lira paisiblement. Une fois dégagées de toutes les circonstances périphériques et des polémiques du moment, ses œuvres révéleront leur substance. Je ne doute pas que des esprits, loin des nôtres, découvriront l’œuvre de ce philosophe et bon-vivant, de cet homme rivé sur l’Éternité mais qui aima cette terre des hommes. À vue humaine, certains combats sont des échecs ; mais d’un autre point de vue, ils sont de précieuses semences. Le bon grain, s’il veut germer, doit mourir. Le serviteur n’est pas plus grand que le maître…
Cher Maître, nous ne doutons pas de votre accueil dans cette dernière demeure, celle pour laquelle tant de nos combats sont comme des marches-pieds !