9 août 2013

[Dom Louis-Marie de Geyer d'Orth] Homélie de la messe de funérailles de Jean Madiran

SOURCE - Dom Louis-Marie de Geyer d'Orth, abbé du Barroux - Homélie de la messe de funérailles de Jean Madiran

Messieurs les Abbés,
Messieurs les Chanoines,
Chers Pères,
Très chère Michèle,
chère famille Arfel,

Saint Bernard disait dans une homélie que les yeux sont ce qu’il y a de plus excellent dans le corps, malgré leur petitesse. Il disait cela en pensant à la vision béatifique. Mais il aurait pu le dire aussi en voyant les yeux de Jean Madiran, parce que Jean Madiran avait des yeux assez exceptionnels. Non seulement à cause de leur charme, joyeux et pétillant – un regard d’enfant – mais aussi à cause de cette crainte révérencielle que l’on ressentait devant l’acuité de son regard. Jean Madiran était fait pour la lumière, mais c’était aussi un homme qui faisait la lumière, sans compromis.

Très tôt, il s’est tourné vers la lumière. Car, avant de devenir un maître, comme l’ont salué nombre d’hommages dont celui de Philippe Maxence, d’Yves Chiron et plusieurs autres dizaines, Jean Madiran fut un disciple attentif. D’abord de Maurras qu’il a lu tous les jours, à partir de ses quinze ans, et cela pendant sept années, jusqu’à ce qu’il rencontre le maître de Martigues.

Puis ce fut l’autre maître intellectuel qu’il eut la grâce de rencontrer en la personne d’Henri Charlier. Il faudrait dire : les Charlier, la famille Charlier, à travers laquelle la tradition vivante de Péguy et du père Emmanuel du Mesnil-Saint-Loup est venue jusqu’à lui.

Madiran disait : « C’est André Charlier qui m’a appris à lire Chesterton et Claudel et Pascal. C’est lui qui m’a appris ce qu’est le grégorien, qui m’a montré la France, qui m’a enseigné le silence. C’est lui qui m’a fait comprendre ce que je savais déjà et c’est lui qui m’a disposé à ce que je ne devais comprendre que plus tard. L’essentiel est l’éducation de la liberté. »

Et si Jean Madiran a su et pu se mettre à l’école de ces géants, c’est que lui-même avait du génie.

Maurras le lui a dit dans la préface de son livre sur La Philosophie politique de saint Thomas d’Aquin. André Charlier affirmait que seul Péguy avait poussé aussi loin et avec pareille finesse l’art de lire. Et si Jean Madiran a pu se jucher sur les épaules de géants, c’est qu’avec son intelligence il avait reçu de son éducation la piété filiale qui donne à la connaissance de la vérité une acuité spéciale, ce qui lui a permis d’interpréter en toute fidélité ce qu’il avait reçu, et de pouvoir à son tour ajouter de la lumière à la lumière.

Il a su, par exemple, encouragé par Maurras lui-même, développer et surélever la pensée politique de son maître, à la lumière de la doctrine sociale de l’Eglise, et transmettre la lumière en devenant professeur de philosophie à Maslacq, notamment, où il noua une amitié indéfectible avec un certain Gérard Calvet qui d’élève, parfois indiscipliné, devint un ami, pour devenir son père spirituel.

Mais c’est surtout dans son combat, qu’il a mené avec un génie exceptionnel, que Jean Madiran est le mieux connu, le plus aimé et le plus détesté, sans aucun doute. Un combat mené dans une éclipse où tout le monde est à l’ombre. Le père Calmel disait que la grande opposition entre la lumière et les ténèbres serait bientôt finie, qu’on entrait bientôt dans une époque de brouillard où l’on ne distinguerait plus son frère de son adversaire. Mais Jean Madiran avait de bons yeux.

Nous pouvons rappeler aujourd’hui tous les fronts sur lesquels il a mené son combat spirituel avec des armes intellectuelles et qui ont fait de lui un maître de dimension internationale. Dans le domaine politique, il a excellé dans le combat contre le communisme qui exhalait son parfum séducteur jusqu’au cœur de l’Eglise. C’est lui qui a élaboré la plus fidèle traduction de l’encyclique de Pie XI, Divini Redemptoris, et qui publia le chef-d’œuvre La vieillesse du monde.

Dans le domaine de l’engagement chrétien en politique, il accompagna l’aventure de la Cité catholique, participant activement et intervenant au premier Congrès de Lausanne, dénonçant dans certains écrits, tels La laïcité dans l’Eglise, la déviance envers notre action catholique.

Dès le lendemain du Concile, Jean Madiran combattit contre la gabegie qui s’installait à divers niveaux dans l’Eglise universelle, mais notamment dans la portion qui en réside en France.

Qui ne se souvient de cette constance, jusqu’à sa mort, contre la démobilisation des catholiques en matière d’engagement politique, ou contre certains de leurs engagements erronés.

En matière religieuse, Jean Madiran a appliqué ce qu’enseigne le Catéchisme de l’Eglise Catholique au numéro 907, qui dit : « Selon le devoir, la compétence et le prestige dont ils jouissent, les fidèles laïques ont le droit et parfois le devoir de donner aux pasteurs sacrés leur opinion sur ce qui touche le bien de l’Eglise et de le faire connaître aux autres fidèles, restant sauve l’intégrité de la foi et des mœurs et la révérence due aux pasteurs, et tenant compte de l’utilité commune et de la dignité des personnes. »

Il s’opposa, en fait de catéchèse, aux théoriciens du pédagogisme peu respectueux de la tradition. Pour s’en convaincre, il suffira de relire dans ses Editoriaux et Chroniques ceux, brûlants d’indignation, qui concernent la destruction du catéchisme. Il pallia le vide créé par les démolisseurs en rééditant successivement le Catéchisme de saint Pie X, grand et petit, et le Catéchisme du Concile de Trente qui, pour beaucoup d’entre nous, au milieu de la tempête, se montrèrent des phares indiquant la bonne direction vers le Ciel.

Encore récemment, en 2005, après le redressement amorcé par Jean-Paul II puis par Benoît XVI avec le Catéchisme de l’Eglise Catholique et son Abrégé, Jean Madiran ne négligeait pas de tracer un bilan du tsunami dévastateur.

Dans l’ordre de la liturgie, il protesta contre les traductions erronées, notamment de l’Ecriture, et s’éleva contre la brutalité avec laquelle fut interdite, de fait, la célébration de ce que l’on appelle maintenant la forme extraordinaire du rite romain. Trente-sept ans de combats, récompensés par le Motu proprio Summorum pontificum, qui fut un des actes majeurs du pontificat de Benoît XVI, car il mit à bas le mur de Berlin contre la tradition vivante et transmise.

Il suivit avec attention le développement du Concile Vatican II, publiant dans Itinéraires, notamment, des comptes rendus de Mgr Marcel Lefebvre, alors supérieur général des Pères du Saint-Esprit, autre grand ami jusqu’en 1988.

Il entretiendra plus tard avec le père Congar une correspondance sur l’étroit rapport entre le Concile et la crise qui l’a suivi dans l’Eglise.

Dès 1966, hélas, l’épiscopat français se braqua contre la revue Itinéraires. Ce fut l’objet d’une grande souffrance chez notre frère Jean Madiran, digne fils de l’Eglise. Nous savons qu’il resta jusqu’au bout réticent au Concile Vatican II, malgré tout ce qu’ont pu dire les papes Paul VI, Jean-Paul II et Benoît XVI sur son caractère contraignant. Mais nous devons noter que même Benoît XVI en a souligné quelques limites – je ne m’étendrai pas plus longtemps.

Chose incroyable, avec des moyens extrêmement limités, Jean Madiran ose lancer avec quelques amis, en 1982, le quotidien Présent, sans l’appui d’aucune publicité, et dont il dirigera la publication. Il y écrira jusqu’à ses derniers jours contre le déferlement de l’immoralité, du laïcisme agressif, de l’impiété, du libéralisme, du relativisme maçonnique ou du marxisme militant, destructeurs de la civilisation chrétienne dans tous ses aspects.

Il ne nous revient pas de retracer ici ce que furent tous ses combats politiques aux côtés de ses compagnons d’armes ; ceux-ci, tel que, par exemple, Bernard Antony, le feront mieux que nous.

Mais on méconnaîtrait Jean Madiran si on ne voyait en lui qu’un combattant pur et dur. Certes, il n’a pas toujours eu la révérence due aux pasteurs. On lui pardonnera. Dom Gérard soulignait que son grand ami avait donné des coups d’épée bellement, sans haine, mais avec un plaisir non dissimulé. Certains de ses amis l’ont mis en garde contre le risque de confondre le vice et le frère, la rouille et le vase. Mais il était capable de comprendre. Il était capable de pardonner, malgré son tempérament de feu. Car si Jean Madiran était un homme fait pour la lumière, c’était aussi un homme fait pour le feu.

Un frère m’a raconté une scène qui l’a bouleversé : Jean Madiran faisant une accolade, en public, à un homme qui lui avait fait la pire des injustices dans sa vie personnelle.

Et nous, les moines du Barroux et de Sainte-Marie de La Garde, et les chapelains de Notre-Dame des Armées, nous pouvons témoigner de la profondeur de sa vie spirituelle. Jean Madiran était capable d’un profond recueillement. C’était un contemplatif. Je le revois encore assister aux offices avec un zèle serein, passer silencieusement dans le cloître, la tête humblement penchée, selon le douzième degré d’humilité de la Règle de saint Benoît.

Jean Madiran a ainsi imité la grande sainte de France, sainte Jeanne d’Arc, dont la grâce particulière fut d’unir profondément la vie mystique et la vie publique. C’est la primauté de la grâce.

Et je conclus en citant notre frère oblat, puisque Jean Madiran avait pris le scapulaire sous le patronage de saint Jean-Baptiste, celui qui crie dans le désert ; Jean Madiran disait : « L’action véritable est fille de la prière, et ceux qui n’agissent pas assez, ou pas assez bien, c’est parce qu’ils ne prient pas assez, et non parce qu’ils prient trop. C’est dans la prière que chacun trouve la force et la volonté d’une action à la mesure de ses aptitudes. Cela est vrai de toute action ; l’action politique ne fait pas exception. »

Nous prions pendant cette sainte messe, selon la forme extraordinaire que Jean Madiran aimait, non pour des raisons affectives, mais pour des raisons théologiques, et nous prions afin que notre frère puisse contempler de ses yeux le visage de Dieu, et que ce qu’il a semé puisse porter beaucoup de fruit.

Amen.