10 septembre 2006

[Nicolas Senèze - La Croix] Rome organise le retour des intégristes

SOURCE - Nicolas Senèze - La Croix - 10 septembre 2006

Le Saint-Siège a érigé vendredi 8 septembre une société de vie apostolique pour accueillir des prêtres qui avaient suivi Mgr Lefebvre dans le schisme. Ils ne pourront célébrer que dans le rite préconciliaire. 
L'abbé intégriste Philippe Laguérie, ordonné prêtre par Mgr Lefèvre, évêque excommunié par le Vatican, célèbre la messe le 03 avril 2005 à Bordeaux, à l'église Saint-Eloi (photo AFP/Bernard)

Les relations entre Rome et le mouvement intégriste ont connu une nouvelle étape vendredi. En ce 8 septembre, fête de la Nativité de la Vierge, le cardinal Dario Castrillon Hoyos, président de la commission pontificale Ecclesia Dei – chargée à Rome du dossier intégriste –, a posé un acte important pour tenter de résoudre une crise qui déchire l’Église depuis Vatican II. Il a en effet signé le décret créant un nouvel institut pour accueillir dans l’Église catholique des prêtres issus de la Fraternité sacerdotale Saint-Pie-X (FSSPX), toujours schismatique à la suite de Mgr Marcel Lefebvre (lire les Repères ci-contre).

Cet Institut du Bon-Pasteur, qui a le statut de société de vie apostolique (1), avec son siège en l’église Saint-Éloi de Bordeaux (lire page 4 l’entretien avec le cardinal Jean-Pierre Ricard), est déclaré de droit pontifical et dépendra donc directement de Rome. Il ne compte pour l’instant que cinq prêtres, un diacre et quelques séminaristes. Peu, certes, au regard des 460 prêtres affichés par la FSSPX, mais pas des moindres.

Le supérieur du nouvel institut est en effet l’abbé Philippe Laguérie, 53 ans, figure emblématique du mouvement intégriste, notamment à Saint-Nicolas-du-Chardonnet (Paris) où il avait succédé comme curé à Mgr Ducaud-Bourget en 1984, avant de partir en 1998 à Bordeaux où il obtint de la mairie de pouvoir occuper l’église Saint-Éloi. Une décision finalement annulée par la justice à la demande du cardinal Ricard, qui l’accueille aujourd’hui. Autre figure : l’abbé Paul Aulagnier, longtemps bras droit de Mgr Lefebvre et assistant général de la Fraternité de 1970 à 2002. Tous deux fortes personnalités, ils avaient été récemment exclus de la FSSPX pour divergences de vue avec le supérieur général, Mgr Bernard Fellay.
« Des fidèles résolus à célébrer l’antique liturgie romaine »
Le nouvel institut a reçu comme rite propre celui « du missel de 1962 » (dit aussi « de saint Pie V », ou tridentin) pour, selon les termes du décret d’érection, « des fidèles résolus à célébrer l’antique liturgie romaine ». Il pourra former des séminaristes et les faire ordonner. Ce n’est pas totalement une première : la Fraternité Saint-Pierre, créée pour accueillir les prêtres refusant de suivre Mgr Lefebvre dans le schisme, a les mêmes facultés (mais sans que l’ancien rite soit le seul en usage), tout comme de nombreux instituts formant la galaxie traditionaliste (lire page 4).

Un an après l’entrevue entre Benoît XVI et Mgr Fellay à Castel Gandolfo, cette création signe l’échec des discussions entamées avec la Fraternité Saint-Pie-X. En juillet dernier, le chapitre général de la FSSPX avait mis fin à tout espoir d’avancée, réaffirmant son refus « de suivre la Rome de tendance néomoderniste et néoprotestante qui s’est manifestée clairement dans le concile Vatican II et, après le concile, dans toutes les réformes qui en sont issues ». Face à cet échec, Rome en revient à des ralliements partiels, comme cela s’était fait dès 1988 avec la Fraternité Saint-Pierre ou en 2002 avec l’administration apostolique Saint-Jean-Marie-Vianney, à Campos (Brésil).

Les conditions de l’Institut du Bon-Pasteur sont d’ailleurs similaires à ce qui s’était déjà fait : droit d’utiliser la liturgie traditionnelle selon les livres en vigueur en 1962 (mais cette fois selon ce seul rite) et accueil critique de Vatican II, en contrepartie d’une reconnaissance de l’autorité pontificale et de la validité de la réforme liturgique issue du Concile : les mêmes conditions que celles signées en 1988 entre le cardinal Joseph Ratzinger et Mgr Lefebvre, avant que ce dernier revienne sur sa décision et décide d’ordonner, en toute illégalité, quatre évêques. « Si Mgr Lefebvre a retiré sa signature, c’est qu’il craignait que Rome ne tienne pas ses engagements, expliquait récemment à La Croix l’abbé Aulagnier. Aujourd’hui, ces peurs n’ont plus lieu d’être. Aussi je ne vois pas pourquoi un de ses disciples ne signerait pas maintenant. »
« Continuité » plus que « rupture »
Aux yeux de ces disciples de Mgr Lefebvre, un ralliement est d’autant plus possible que le discours romain lui-même évolue. Au lendemain de son élection, Benoît XVI rappelait son attachement au Concile, tout en soulignant la nécessité de le lire « en continuité fidèle avec la tradition bimillénaire de l’Église ». Puis, dans son discours à la curie le 22 décembre, il soulignait sa préférence pour une lecture du Concile en termes de « continuité » plus que de « rupture ». Ce que ne manquent pas de relever les membres du nouvel institut : « D’un point de vue doctrinal, les membres de l’institut sont engagés par “une critique sérieuse et constructive” du concile Vatican II, pour permettre au Siège apostolique d’en donner l’interprétation authentique », soulignait vendredi un communiqué de l’Institut du Bon- Pasteur. Reste à savoir jusqu’où ira cette critique, en particulier sur les points les plus mis en cause par Mgr Lefebvre : œcuménisme, dialogue interreligieux, liberté religieuse…

Car voir ce ralliement à Rome comme celui d’une aile « libérale » en dissidence d’une Fraternité Saint-Pie-X plus intransigeante serait une erreur. Les cinq prêtres de l’Institut du Bon-Pasteur n’ont aucune leçon de traditionalisme à recevoir de la part de la Fraternité dont ils ont fait partie, parfois au sein des organes dirigeants. Et leur retour dans le giron romain ne signifie aucunement qu’ils renient les positions défendues par Mgr Lefebvre.

Représentants d’un « canal historique » du lefebvrisme, comme ils se définissent eux-mêmes, ils rappellent que leur séparation se voulait temporaire, dans l’espoir que Rome revienne sur ses positions jugées « modernistes ». Craignant que la séparation ne devienne définitive, ils plaidaient depuis quelques années pour un retour. Celui-ci leur paraît d’autant plus opportun qu’ils pensent désormais pouvoir agir à l’intérieur de l’Église romaine pour défendre leurs positions.
Le risque est réel d’une sorte d’Église parallèle
Autre question en suspens : la liturgie. Le rite traditionnel, en vigueur dans l’Église jusqu’en 1962, est en effet déclaré « rite propre de l’institut dans tous ses actes liturgiques », précisent ses statuts. « Il s’agit, pour les prêtres du Bon-Pasteur, non d’un indult (une concession), mais d’une mission et d’une discipline propres », affirment ses membres. Le principal problème pourrait résider dans le fait que ces prêtres auront le droit de refuser de célébrer dans le rite dit « de Paul VI », et donc de concélébrer – ce qui ne sera pas sans problème, par exemple pour la messe chrismale, où se manifeste l’unité du presbyterium (ensemble des prêtres présents dans un diocèse) autour de l’évêque. Comme ce nouvel institut dépend directement du Saint-Siège, le risque est réel d’une sorte d’Église parallèle.

Autre question : l’accueil que les évêques vont réserver à cet institut. Son installation à Bordeaux se fait avec le plein accord du cardinal Ricard. « Il faudra préciser les modalités de la présence et de la mission de cet institut et les conditions qui y seront mises », précisait néanmoins l’archevêque de Bordeaux vendredi dans un communiqué. Qu’en sera-t-il dans d’autres diocèses, où des fidèles traditionalistes se plaignent du peu d’empressement des évêques pour permettre la célébration de l’ancien rite selon les modalités prévues par le motu proprio Ecclesia Dei adflicta en 1988 ? En avril dernier, lors de leur assemblée plénière de printemps, les évêques de France s’étaient toutefois dits prêts à s’engager dans un « vrai travail de communion ».

Surtout, la réussite de l’Institut du Bon-Pasteur dépendra de sa capacité à rassembler autour de ses prêtres un nombre significatif de fidèles lefebvristes qui se satisfont mal d’une situation de rupture avec Rome. Combien suivront ? Le poids et le prestige des abbés Laguérie et Aulagnier au sein de la mouvance intégriste – principalement en France –, mais aussi l’audience d’un redoutable et brillant polémiste comme l’abbé Guillaume de Tanouarn, pourraient permettre de nombreux ralliements. Nicolas SENEZE

(1) Les sociétés de vie apostolique (telles les Pères Blancs) regroupent des prêtres autour d’une mission, vivant généralement en communauté mais sans forcément prononcer des vœux.

REPERES
Les dates d’un schisme

1er novembre 1970 : Ancien archevêque de Dakar puis évêque de Tulle avant de devenir supérieur général des spiritains, Mgr Marcel Lefebvre (1905-1991) fonde à Écône (Suisse) la Fraternité sacerdotale Saint-Pie-X (FSSPX), institut de droit diocésain, ainsi qu’un séminaire.

21 novembre 1974 : Mgr Lefebvre publie un violent manifeste contre Vatican II.

6 mai 1975 : L’évêque de Fribourg retire son agrément à la FSSPX.

22 juillet 1976 : Suite à des ordinations illicites de prêtres, Mgr Lefebvre est suspendu a divinis (interdit de conférer les sacrements), à cause de son opposition au Concile et aux réformes qui s’y rattachent.

5 mai 1988 : Un protocole d’accord est établi entre le cardinal Ratzinger, préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi, et Mgr Lefebvre. Le lendemain, celui-ci retire sa signature.

30 juin 1988 : Mgr Lefebvre ordonne quatre évêques sans l’accord de Rome, acte de rupture entraînant l’excommunication latae sententiae (de facto). Cette sanction sera confirmée le 2 juillet par le motu proprio Ecclesia Dei adflicta de Jean-Paul II, précisant par ailleurs qu’elle s’étend à tous ceux qui manifestent une « adhésion formelle au schisme ».

30 décembre 2000 : Jean-Paul II reçoit brièvement, dans sa chapelle privée, Mgr Bernard Fellay, supérieur général de la FSSPX. Un nouveau dialogue s’amorce.

18 janvier 2002 : Création d’une administration apostolique personnelle Saint-Jean-Marie-Vianney pour accueillir des intégristes repentis à Campos (Brésil).

29 août 2005 : Benoît XVI reçoit Mgr Fellay à Castel Gandolfo.

16 juillet 2006 : Le chapitre général de la FSSPX, qui a réélu Mgr Fellay comme supérieur, déclare que la Fraternité campe sur ses positions.

8 septembre 2006 : Décret de la commission Ecclesia Dei érigeant l’Institut du Bon-Pasteur.