29 mars 2010

[La Renaissance Catholique - Bulletin de la Communion Phalangiste au Canada] L'abbé Georges de Nantes au canada: un maître, un père, une victime

SOURCE - La Renaissance Catholique - Bulletin de la Communion Phalangiste au Canada - Mars 2010
Il était minuit 25, de ce côté-ci de l’océan, 6 heures 25 du matin en France, lorsque l’abbé Georges de Nantes, notre bien-aimé Père, rendit paisiblement sa belle âme à Dieu, le 15 février dernier. Dans les lettres à la Phalange nos 85 et 86, frère Bruno de Jésus, qui lui succède à la tête de notre Communauté, raconte les circonstances de cette mort du juste, entouré de sa communauté, et les prochains numéros d’Il est ressuscité ! remémoreront son « beau règne » et son combat pour la défense de la Foi.

Nous voudrions ici évoquer simplement le souvenir qu’il nous laisse d’un cœur paternel gardant les siens dans la foi et la charité, manifestant toujours une espérance invincible. Rappelons tout d’abord comment son zèle pour le salut des âmes le conduisit jusqu’au Canada.

« AU SECOURS, CHER CONFRÈRE ! »

Jeune théologien de trente-huit ans, l’abbé de Nantes s’était opposé tout de suite aux nouveautés de Vatican II, dont il prévoyait qu’elles n’engendreraient que la ruine et la décadence de la Chrétienté et de l’Église, et la diffusion de ses Lettres à mes amis avait considérablement augmenté pendant le Concile. Ses analyses pertinentes, empreintes d’une sagesse surnaturelle dans la défense de la Foi, lui valurent l’estime d’un prêtre de Montréal, l’abbé Henri Saey.

Le 16 octobre 1966, celui-ci osa lui écrire : « Au secours, cher confrère… vos prières svp, et celles de vos plus fervents amis !!! » Suivait le récit détaillé du drame de conscience de ce saint prêtre pris entre l’obéissance due à son archevêque qui organisait la révolution pastorale dans son diocèse, et les conseils d’intégristes qui l’incitaient à démissionner et à entrer en résistance.

La sage réponse de notre Père l’apaisa et le conforta dans sa répulsion pour le schisme. Ce fut le début d’une longue amitié que l’abbé Saey aurait bien aimé voir partagée par ses confrères. Il n’hésita pas, en novembre 1973, à publier ce témoignage dans un journal traditionaliste de Montréal : « Dans l’autodémolition actuelle de notre Église, intérieurement advenue en suite de la tiédeur de ses fils, et extérieurement effectuée par ses chefs, par son Chef même, l’abbé de Nantes a rescapé, sauvé des milliers d’âmes. (...) Dès le premier contact avec cet homme de Dieu, et dans les milliers qui ont suivi, j’ai été consolé, ravi de ne rien trouver d’autre, absolument rien d’autre sur ses lèvres et sous sa plume, que l’enseignement des Évangiles, des saints Pierre, Paul, Jacques, Jude et Jean, des saints Pères et docteurs (…) un enseignement pur comme le cristal, solide comme diamant, doux comme miel. »
Fort d’un tel appui, notre Père accepta en 1974 de se rendre au Canada pour y exposer sa ligne de crête, « ni schisme, ni hérésie », à des prêtres et à des fidèles décontenancés par la réforme liturgique qui aggravait, leur semblait-il, les funestes conséquences de la Révolution tranquille.

Ses conférences attirèrent un public intéressé et rapidement conquis par ce prêtre qui n’avait rien du « maudit Français ». La rigueur de sa démonstration théologique, sa sagesse surnaturelle sauvegardant la vérité et la charité, impressionnèrent les auditeurs et créèrent une belle unanimité qui aurait dû être le point de départ d’un mouvement de Contre-Réforme dans un Canada-français où la foi catholique restait encore solidement implantée.

Malheureusement, quelques mois plus tard, Mgr Lefebvre puis le Père Barbara, sédévacantiste français, venaient à leur tour au Québec ranimer la querelle au sujet de la validité de la nouvelle messe. Le curé traditionaliste de la paroisse Sainte-Yvette à Montréal, d’abord convaincu par la sagesse de notre Père, changea d’avis et s’opposa ouvertement à son archevêque jusqu’à ce qu’il soit expulsé manu militari de son presbytère. C’était précisément ce que notre Père voulait éviter pour ne pas discréditer la cause traditionaliste aux yeux d’un clergé toujours respectueux de la hiérarchie.

Suite à ces évènements, l’abbé Saey écrivit une lettre émouvante à notre Père pour lui confier un tourment qui fut et reste celui de beaucoup de ses disciples : « Évidemment, Père, ça nous fait de quoi qu’à l’occasion des courants d’idées, si divergents, maintenant, ici-même au Québec, et des derniers évènements de Sainte-Yvette, prêtres et laïcs s’éloignent de nous, et nous comptent désormais pour leurs ennemis, ou du moins pour des lâches qui les abandonnons dans leur combat !!... Mais en vérité qu’est-ce que cette mini-peine, Père, à côté du chagrin profond qui me torture depuis des mois : pourquoi, pourquoi donc ne recourt-on pas, dans l’Église du haut de l’échelle jusqu’en bas, à la sagesse du Père de Nantes ? Pourquoi, pourquoi l’ignore-t-on, à ce point, dans les milieux intégristes, traditionalistes ? Voilà un vrai tourment ! Je me réfugie alors dans la foi. »

De ce premier séjour de notre Père au Canada, il nous reste son chemin de croix, si souvent récité depuis par nos communautés, sans que jamais on ne s’en lasse ; à lui seul, il suffit à rendre témoignage de la piété et de la profondeur d’âme de son rédacteur. Notre Père l’a écrit et prêché pour la première fois dans la chapelle Saint-Raphaël, à Shawinigan, où un saint missionnaire Oblat de Marie Immaculée, le Père Henry, disait la messe tridentine avec la bienveillante permission de l’évêque de Trois-Rivières. Qui eût dit alors que, trente ans plus tard, nos maisons Sainte-Thérèse et Saint-Georges s’élèveraient au même lieu ?

Mais n’allons pas trop vite. Après la querelle de la messe, ce fut l’indépendance du Québec qui agita ceux que l’intégrisme et le sédévacantisme n’avaient pas déjà éloignés de la CRC. Notre Père leur envoya frère Bruno en 1977 et 1978 ; lui-même revint en 1979 et 1981, mais ce fut pour constater que les belles promesses d’une CRC canadienne florissante avaient fait long feu. D’autres à sa place se seraient tournés vers d’autres horizons plus prometteurs. Cependant, le cœur de notre Père s’était déjà attaché à ses quelques amis isolés et soumis à toutes sortes de propagandes, mais qui restaient fidèles, avec bien du mérite. Plutôt que de les abandonner, il résolut de leur envoyer quelques frères pour fonder ici une antenne de la maison Saint-Joseph.

LES FONDATIONS DE NOS MAISONS

Une ancienne ferme située à Saint-Gérard-des-Laurentides, près de Shawinigan, ayant été mise à sa disposition, notre Père décida que la fondation s’y ferait sous le patronage de sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus et de la Sainte-Face. Les frères y inaugurèrent la vie monastique le 16 juin 1982, pour le chant des premières vêpres de la fête du Sacré Cœur.

Auparavant, comme notre Père leur en avait donné la consigne, ils s’étaient présentés à l’évêché de Trois-Rivières pour faire part de leurs intentions à l’évêque du diocèse.

Quelques mois plus tôt, Mgr Lefebvre avait fondé lui aussi un prieuré à Shawinigan, mais en ignorant superbement le clergé local. La différence d’attitude créa dès l’abord un préjugé favorable vis-à-vis de notre fondation, et institua des rapports loyaux malgré les différences de fond qui n’étaient pas dissimulées pour autant.

Mgr Laurent Noël ordonna à la paroisse d’ouvrir l’église aux frères pour leur visite au Saint-Sacrement. Le nouveau curé, arrivé quelques jours après, quoique partisan de la liberté religieuse, appliqua les consignes avec bienveillance. Notre Père, à chacun de ses séjours, ne manqua jamais de lui rendre une visite de courtoisie.

Ce climat de charité, que notre Père constata dès l’été 1983, était bien ce qu’il avait souhaité. Il voulait préparer la renaissance de l’Église, qui viendrait nécessairement, par l’élaboration d’une doctrine réfutant l’erreur et exposant la vérité dans le contexte actuel, aussi bien que par notre attitude au sein de l’Église. Dans un sermon pour l’accueil des premiers postulants canadiens, il dit, parlant de la maison Sainte-Thérèse : « Voilà notre paix, et cette paix est bien le signe que cette doctrine de Contre-Réforme et de Contre Révolution catholiques n’est pas une attitude révolutionnaire, n’est pas une opiniâtreté hérétique, mais tout simplement notre amour de la Vérité du Christ. »

En 1984, la maison de nos sœurs fut fondée à Saint-Georges-de-Champlain. Là aussi, les rapports avec le clergé furent des plus courtois. Le curé retraité devint rapidement un fervent, mais discret, auditeur des cassettes, tandis que le curé en titre avouait honnêtement qu’il y avait un problème avec le Concile et reconnaissait la légitimité de notre opposition aussi longtemps que Rome n’aurait pas jugé.

LE CHEMIN TRÈS SÛR DE NOTRE CRC

Commença dès lors l’histoire tranquille de nos fondations canadiennes, dont le but assigné par notre Père était d’édifier « une digue dans la tempête actuelle. Ceux qui le voudront y trouveront un abri ».

Chaque année, à la fin du mois d’août, sa visite ranimait les courages. Au commencement, les débuts fort modestes faisaient craindre aux amis que notre Père n’interrompe l’expérience… Mais il les rassurait toujours, attaché qu’il était à la volonté de Dieu et au bien des âmes, même peu nombreuses, et non pas aux succès mirobolants ! Combien de fois n’a-t-il pas répété à sa communauté : « Ici, c’est l’ambition qui crève ou la vocation ! »

En 1984, il redit encore aux amis que nous étions ici « pour montrer le chemin très sûr de notre CRC, presque à égale distance du schisme et de l’hérésie. Plus près de l’intégrisme, du point de vue de la foi, de l’intelligence de la doctrine, mais plus près de L’Église en état de Concile, eh oui !, plus proche, de cœur, de l’ensemble de la communauté catholique, paroisse, diocèse, Église romaine, même en folie, même suspectée d’hérésie, pour demeurer dans l’unité. »

Nos amis respectèrent d’autant plus ces consignes que les faits ne cessaient de prouver l’exactitude des analyses de notre Père et le bien-fondé de son combat. Sa clairvoyance s’imposa ici comme en France, en particulier à l’occasion du voyage du pape Jean-Paul II au Canada, cet automne-là. Dix jours avant qu’il ne se déroule, notre Père avait pu en faire un commentaire aux amis réunis en Congrès ! L’avenir montra qu’il ne s’était pas trompé, il suffit aujourd’hui de relire sa conclusion : « Ce serait, nous avait-il dit, comme ce qu’on voit parfois quand un bateau fait eau de toutes parts. À un certain moment, paraît-il, on le voit se dresser vertical, la proue levée vers le ciel comme des mains suppliantes. Elle s’élève, cela tient du prodige, puis d’un coup, le bateau coule et disparaît à jamais sous les flots. De résurrection d’une Église nouvelle au Canada ? il n’y en aura pas. C’est l’ancienne Chrétienté qui renaîtra ou rien. Le voyage du Pape n’aura que précipité la chute. »

Puisque nous en sommes à 1984, signalons un autre trait de son charisme, sa capacité à saisir immédiatement les avantages des progrès techniques. Cette année-là, un bon ami avait pris l’heureuse initiative d’enregistrer en vidéo sa première conférence du Congrès, afin de la faire visionner aux retardataires après le dîner. Notre Père alla voir… et décida sur le champ que la maison Saint-Joseph devait s’équiper pour l’enregistrement et la diffusion vidéo !

UN CŒUR DE PÈRE

D’année en année, se fixa le programme du rendez-vous annuel de notre Père avec son petit troupeau canadien, ce qu’il appelait – peut-être ironiquement, car on ne lui laissait pas une minute – « ses vacances au Canada ». Première fin de semaine : prise d’habit ou prise de voile ; seconde fin de semaine, celle du congé de l’Action de grâces, retraite de trois jours qui préparait celle qu’il prêcherait à la communauté ; enfin la veille ou l’avant-veille du départ, le Congrès, lui aussi anticipation de celui de France.

Ces trois rencontres, ainsi que les visites aux cercles de Montréal et de Sherbrooke, étaient pour beaucoup l’occasion d’une bonne direction spirituelle, dont les fruits ne tardèrent pas à paraître : plusieurs vocations religieuses et ces belles familles, souvent nombreuses, où la foi et les convictions se transmettent fidèlement.
La fondation de la Phalange en 1985, les prières pour l’appel au jugement de Dieu en 1986-1987 resserrèrent encore les liens de notre famille spirituelle.

D’autant plus qu’à la même époque, nous faisions la démonstration que sa doctrine, élaborée pourtant dans un tout autre contexte, s’appliquait à la situation du Canada français avec un résultat qui dépassa, pour ainsi dire, les attentes. Notre Père nous apportait en effet deux clefs de compréhension de notre histoire, qui la rendaient cohérente à la différence des autres thèses historiques, même nationalistes.

Sa critique de la démocratie relativise l’opposition anglais-français dans laquelle le nationalisme canadien-français s’enlise depuis un siècle. Si elle explique par quel processus les Anglais ont pu dominer, elle ne laisse pas pour autant dans l’ombre les conditions qui, à certaines époques, ont permis, et donc permettraient, au Canada français non seulement de résister à l’assimilation, mais d’être l’élément moteur d’un véritable nationalisme canadien.

L’écroulement si rapide de la chrétienté canadienne-française trouve aussi son explication dans son analyse des causes doctrinales de l’apostasie de l’Église. Elle met en lumière les conséquences du libéralisme du cardinal Taschereau, à la fin du 19e siècle, puis du personnalisme de Jacques Maritain répandu ici à la faveur de l’action catholique spécialisée. Le souffle de la Révolution tranquille suffira à provoquer l’écroulement de la chrétienté canadienne-française rongée du dedans par ces deux maux.

Notre Père éclairait notre intelligence en fortifiant toujours notre espérance. Après le triomphe du Cœur Immaculé de Marie, la Contre-Réforme d’un Concile Vatican III restaurateur ressuscitera la chrétienté canadienne qui renouera avec sa vocation originelle, reprenant sa valeureuse conquête du continent pour le Cœur de Jésus et de Marie. L’histoire sainte du Canada n’est qu’interrompue, elle reprendra son cours irrésistible !

Cette étude de l’histoire de l’Église et du Canada français, ainsi éclairée, prenant part au combat de la grande Église, a quelque chose d’enthousiasmant qui explique aussi, pour une bonne part, l’attachement des nouvelles générations.

« UN BONHEUR DE JEUDI SAINT »

Le vent de révolte qui, en 1989, faillit une première fois emporter la CRC, eut ici la providentielle conséquence de forcer notre départ de Saint-Gérard et la construction de nos maisons à Shawinigan sur un vaste domaine propice à nos activités, en particulier celles destinées aux jeunes.

Pour mener à bien ce coûteux projet, disproportionné avec les ressources du petit troupeau CRC canadien, notre Père suscita un grand élan de générosité chez nos amis de France, et il voulut que dans notre chapelle le tableau des bienfaiteurs nous en garde le souvenir reconnaissant. À la Pentecôte 1990, il écrivait à la Phalange : « Je fais réflexion que je n’ai jamais fait tant de cas d’un achat de terre, ou d’une construction de maison. Quelle importance ceux-ci ont-ils donc à nos yeux, à nos cœurs, que les autres n’eurent pas ? Je crois que c’est pour nous un symbole…C’est une tâche accablante de prôner la Contre-Réforme et la Contre-Révolution dans l’Église et dans le monde ; souvent nous en sommes lassés, et persécutés de toute part au point de nous voir perdus sans espoir ! Alors, en cette année 1990, c’est une allégresse de mettre debout, vous ensemble avec nous, une bonne, grande, belle maison de bois, évangélique vraiment et canadienne à souhait, pour être une arche dans la tempête dans le Nouveau Monde et un sanctuaire tout prêt pour les fêtes de la paix de l’Église retrouvée, avant dix ans ».

Pauvre Père… il faudra attendre plus longtemps, car les persécutions de l’époque n’étaient que les signes avant-coureurs de la grande tourmente qui se préparait.

Elle frappa le troupeau le 6 août 1996, lorsqu’il nous fut enlevé une première fois. Ceux qui ont connu ces évènements n’oublieront pas l’angoisse qui nous étreignait lors de notre réunion le dimanche suivant !

Et pourtant, le 13 août au matin, surprise de l’entendre au téléphone nous annoncer son arrivée comme prévu ! Que s’était-il passé ? Jugé indésirable par le supérieur du monastère où il devait se retirer, et ne pouvant rejoindre l’évêque de Troyes, il avait la permission de venir au Canada y attendre d’autres consignes pour l’avenir.

Ce fut un séjour semblable à tous les précédents quant au calendrier des activités, mais, dans l’attente de la séparation inéluctable et d’une durée inconnue, tout était différent. Il nous prêcha sur la vie du Père de Foucauld dont l’idéal n’avait cessé de l’animer. Maintenant, c’était lui qui avait accepté d’être mis à la dernière place. Il voulut aussi faire le tour de toutes les familles fidèles ; pour une fois, il semblait vraiment prendre de courtes vacances ! Quant à nos joies de communauté, il nous dit : « C’est un bonheur de Jeudi-saint, c’est bon ! c’est inoubliable ! »

Un dimanche après-midi, à la fin d’une de ces séances récréatives dont il aimait la simplicité, remontant à la chapelle, les larmes aux yeux, il dit aux frères qui l’accompagnaient, « C’est cela qu’ils veulent détruire ! » Ce fut, pour ainsi dire, sa seule plainte chargée d’émotion dans cette terrible épreuve.

Une petite phrase dit bien ses sentiments du moment : « C’est difficile de pardonner. Il faut se conformer au Cœur Sacré de Jésus. Mon premier souci est le retour de la hiérarchie à la vraie foi catholique. Il ne faut pas arrêter le débat sur l’injustice qui m’est infligée, afin de ne pas nuire au combat pour la foi et donc, à l’Église. »

Quelques jours plus tard, juste au moment d’aller dire sa messe, il reçut le fax de l’Évêque de Troyes lui intimant l’ordre de se rendre en secret dans un monastère suisse. À le voir ensuite célébrer, à l’entendre prêcher puis animer la récréation de communauté, on ne pouvait soupçonner le coup qu’il venait de recevoir.

Or, il arriva providentiellement qu’on lut ce jour-là au réfectoire, l’article de notre Règle sur la réclusion qu’un frère pouvait demander ou qui pouvait lui être imposée. « Plutôt que des conditions de vie extraordinaires, ce qui caractérisera la réclusion sera l’abjection et l’oubli acceptés sans limites pour l’amour du Christ, comme de serviteurs inutiles ».

Lorsque notre Père annonça à la communauté la nouvelle, il souligna cette occurrence et fit remarquer, pour nous encourager certainement, qu’il était écrit que la réclusion ne devait pas durer plus de trois ans…

Comme dernière instruction, il choisit de commenter la Prière sacerdotale, en saint Jean, chapitre XVIIe. Il s’arrêta en particulier sur le verset 11 : « Père Saint, garde-les en ton Nom, ceux-là que tu m’as donnés, afin qu’ils soient un comme nous. » – et nous expliqua que, lui reparti, si vraiment son œuvre était catholique, notre communauté, comme un corps sans tête, demeurerait néanmoins « une entre eux », en vertu de la force divine.

Au moment du départ, il nous demanda une image de sainte Thérèse, sur son lit de mort : « je la trouve tellement belle, tellement paisible ». Après un rapide pèlerinage à Sainte-Anne de Beaupré, c’était l’heure de la séparation. Dernière bénédiction, dernières paroles : « Ne pleurez pas, il y aura des grâces pour tous ! ». Et dernier sourire.

Rapidement, on s’aperçut que l’Évêque de Troyes ne respectait pas son engagement vis-à-vis de la Communauté, aussi Frère Bruno et Frère Gérard se trouvèrent-ils dans l’obligation morale d’aller rechercher notre Père dans sa solitude pour qu’il reprenne sa place à notre tête. Auparavant, ils avaient pris conseil auprès de l’abbé Saey, toujours fidèle dans son amitié, qui avait répondu : « Le Père nous a donné un admirable exemple d’obéissance en septembre. Mais là, c’est son devoir de sortir, de reprendre la tête de la Contre-Réforme catholique ; c’est son charisme, il est défenseur de la foi, lui seul peut le faire ».

UN CŒUR DE VICTIME

Le 3 janvier 1997, il était donc de retour à la maison Saint-Joseph, mais il nous avertit « que c’était pour un long chemin de croix ».

De fait, ce retour ranima la hargne épiscopale, ce qui obligea de nouveaux recours à Rome. Comme les précédents, ils furent inutiles sinon pour démontrer que le Saint-Siège ne voulait pas, parce qu’il ne pouvait pas, juger l’abbé de Nantes. On n’imagine pas le retentissement de cette forfaiture dans l’âme de notre Père, déjà atteint, mais sans le savoir encore, de la maladie de Parkinson.

Son séjour au Canada en 1997 fut pour lui, semble-t-il, une vraie consolation. Et pour nous donc, heureux de le retrouver alors qu’on pensait ne plus le revoir de sitôt. Cette année-là, il institua ici un petit rite auquel il resta très attaché jusqu’à son dernier séjour. Le soir, après complies et la bénédiction des frères et des sœurs, il voulait que les familles s’avancent une à une, au complet, jusqu’au banc de communion pour recevoir à leur tour sa bénédiction. Il était heureux de voir leur nombre grandir d’année en année, et pour certaines, c’étaient trois générations qui se présentaient ensemble. La parabole de la vigne n’avait pas menti : le sarment qui demeure sur le cep porte du fruit… mais il faut qu’il soit émondé !

Depuis l’inauguration de la chapelle de la nouvelle maison Sainte-Thérèse, dont il appréciait la chaude atmosphère paisible, il aimait particulièrement prier au pied de la statue de Notre-Dame de Fatima. C’est là qu’en 1993, il avait eu l’inspiration de commencer la salutation angélique par « Je vous aime, ô Marie ».

Mais en 1997, ce fut « pire » ! Au frère Bruno, il écrivit : « La Vierge bénie me laissa emporter par un torrent soudain de dévotion à son Cœur Immaculé et je déterminai de lui promettre de me maintenir en cette exagération même de paroles et de pratiques telle que, jadis, tant de fois j’ai eu le malheur de la critiquer chez d’autres, et des saints même, et pour cela de consacrer mon misérable cœur, profitant de l’effet salutaire du purgatoire affreux de ces douze mois écoulés, non pour un an ni dix, mais pour toute cette dernière partie de ma vie, tendant ainsi à réparer tous les effets et manquements d’un trop long atermoiement. »

Même consolation, quelques jours plus tard, aux pieds de la Vierge dans son sanctuaire du Cap-de-la-Madeleine.

Cet enthousiasme devait aboutir à sa décision de « passer la main à l’Immaculée » et à notre consécration à l’Immaculée Conception, le 8 décembre suivant. Sans que nous le comprenions encore, c’était bien son chemin de croix qui se préparait, qu’il devait souffrir seul, pour apporter le sceau divin à toute son œuvre et attirer sur nous bien des bénédictions.

En effet, les séjours de 1998 et 1999 furent autrement plus tristes. La maladie avait fait des progrès, mais surtout l’âme de notre Père était accablée d’angoisse. On le voyait écartelé entre son devoir de continuer le combat pour défendre la foi, et son souci d’être dans l’obéissance, de ne pas rompre.

Sa solitude était terrible : nous ne pouvions lui être d’aucune aide, puisque nous étions ses disciples et nous ne savions que lui répéter ce qu’il nous avait enseigné. Quant aux autorités de l’Église… elles refusaient obstinément de juger. La Sainte Vierge aussi se taisait, et ce devait être certainement le plus angoissant. C’était l’heure du sacrifice.

Les années suivantes, ses séjours furent plus paisibles, bien que la maladie progressât, entravant de plus en plus ses capacités et donc ses activités. Mais que de leçons d’humilité et de courage il nous donna alors ! Sa crainte de céder à la paresse lorsqu’il se sentait impuissant à travailler, et ses énergiques refus, le soir, d’aller se reposer plus tôt, malgré son épuisement visible, pour ne pas nous priver du chapitre, ni de sa présence aux complies.

Ce fut ainsi jusqu’en 2002. Mais, le surlendemain de son départ, nous avons dû lui annoncer la mort subite, dans son sommeil, de notre frère Hugues du Christ-Roi, son neveu, « cet enfant pur, pieux, aimant et charmant. » Le refus de ses funérailles à la paroisse par l’évêque de Trois-Rivières, l’atteignit en plein cœur. Dans son amour de l’Église maternelle, il s’était absolument refusé d’envisager une telle attitude lorsque nous en avions émis l’hypothèse : « ils ne peuvent pas faire ça ! ». Or, ils le firent !

Aussitôt, il nous donna comme consigne de nous taire, d’écrire immédiatement notre soumission à l’évêque. Il fallait aussi accepter cette injustice pour témoigner de notre attachement à l’Église. La ligne de crête était bien maintenant un chemin de croix !

Pour l’image mortuaire de notre frère, il choisit une de ses photos, prise sous le péristyle de la basilique de Fatima, parce qu’il y paraissait grave.

Dans les jours qui suivirent, la maladie de notre Père s’aggrava certainement sous l’effet de ce choc. En 2003, il ne put faire le voyage. Mais il revint l’année suivante, une dernière fois, ultime effort de son cœur de Père, à l’extrême limite de ses possibilités : il était visiblement heureux d’être ici, malgré sa fatigue, et de revoir ses chers Canadiens, ses « chéris » comme il disait d’eux en France.

Depuis, le petit troupeau est resté fidèle, non sans une grâce qu’on ne peut attribuer qu’à l’Immaculée Conception, notre Mère à tous, et au sacrifice de notre bien-aimé Père. Déjà en 1996, après son départ forcé, il nous avait écrit : « On croit que nous sommes une secte, et moi un gûrû d’ailleurs ignoble. Que le gûrû s’éloigne, et tous ses séides, ses hypnotisés s’en iront, libérés, à d’autres maîtres sans doute meilleurs. Contre ces mondaines suppositions, il est inutile de liguer toutes nos bonnes volontés, de nous barder de fortes résolutions : un groupe charismatique ou sectaire ne peut pas durer s’il est décapité, s’il perd son chef. En revanche, les Ordres religieux catholiques, voulus par Dieu, bénis par Lui, survivent à leur fondateur et traversent les siècles. Nous autres, dans l’épreuve qui nous frappe, nous pouvons donner la preuve, par ce miracle, de la bénédiction de Dieu qui est sur nous. »

Que du haut du Ciel, il nous y aide paternellement.