28 août 2005

[Vittorio Messori - Corriere della Sera] Les héritiers de Lefebvre chez le Pape : "Un retour constituerait une guerre continue ?"

SOURCE - Vittorio Messori - Corriere della Sera - Corriere della Sera - version française sur Le Forum Catholique - 28 août 2005

Il y a la confirmation officielle : don Bernard Fellay, supérieur général de la Fraternité Sacerdotale Saint Pie X (les lefebvristes, pour nous entendre) sera reçu lundi, à Castelgandolfo, de Benoît XVI. Il n'y a pas un ordre du jour, aucun schéma, nous nous abandonnerons à ce que l'Esprit Saint voudra suggérer au Pontife et à nous, la rencontre pourrait durer trente minutes ou quelques heures. Elle pourrait se résoudre dans une simple reprise de contacte, vu que nous connaissons bien Ratzinger comme cardinal mais pas comme pape. Ou bien, la Providence pourrait ouvrir des voies imprévisibles, la dispute entre nous et une hiérarchie qui nous a excommuniés, après tant d'années, connaître un tournant. Tout est possible", me dit l’abbé Marc Nely, Supérieur de ce qu’ils appellent le "District italien". Il me confirme de considérer "très significatif" le fait que le pontife ait répondu immédiatement à la demande d'une rencontre, avancée en mode informel par le secrétaire. Pour quelques uns d’entre d'eux, cette sollicitude courtoise est la confirmation de ce que dans la Fraternité il s’est toujours répété : pour Ratzinger, ce qui est né de la rébellion de mons. Marcel Lefebvre, arrivé jusqu'au schisme, représenterait une sorte de "mauvaise conscience", presque une obsession "un complexe de culpabilité". Vatican II, répète-t-il inlassablement, aurait dû se dérouler selon les voies de la Tradition, fixées par ce coriace conservateur, ce grand fidèle de Pie IX que fut Jean XXIII et qui pensait faire approuver, en très peu de mois, les schémas préparés par le "carabinier de la foi" du Saint Office, le cardinal Ottaviani. Cela se serait passé vraiment ainsi, disent-ils, s'il n'était pas intervenu le "coup de main" de quelques évêques français et allemands. Mais une des deux relations qui déterminèrent le tournant qu'ils jugent désastreux, le document lu en salle par le cardinal de Cologne, fut écrit d'un jeune théologien, un brillant conseiller, le professeur Joseph Ratzinger. Lequel, pendant tout le Concile, fera ensuite partie du brain trust de l'aile progressiste. Un passé qui n'a été jamais oublié, à tel point que, parlant des critiques énoncées par le card. Ratzinger en 1985, dans mon ouvrage « Entretien sur le Foi », le commentaire impitoyables des lefebvristes fut résumé dans un dicton populaire : "Qui sème le vent récolte la tempête".

Il y a, naturellement, de l'injustice dans le fait de s'acharner contre un homme qui défendait (bien que, peut-être, de manière trop marquée, due à son jeune âge et au Zeitgeist, l'esprit du temps d’alors) les même choses que Marcel Lefebvre ne condamnait pas : l'archevêque français, en effet, donna son vote favorable à tous les documents de Concile, sauf à celui sur la liberté religieuse, où son désaccord se limitait à certaines expressions. Ratzinger, de toute façon, fut prêt à se rendre compte que le postconcile allait bien outre combien les Pères du Vatican II avaient souhaité et imaginé. Le sien, donc, ne fut pas une "conversion" au traditionalisme, mais une fidélité renouvelée au Concile "vrai", pas à celui imaginaire prêché des bruyants contestataires. Il est de fait que, dans la dénonciation de la dérive moderniste et illuministe, le cardinal Prefet de la foi et l'archevêque fini dans le schisme eurent souvent des points communs, surtout à propos de la dévastation liturgique. Mais cette proximité de perspectives, au lieu de favoriser de la sympathie des lefebvristes a augmenté leurs attitude polémique : parce qu’il était conscient du désastre et qu’il était intelligent et lucide, Ratzinger est plus coupable que d'autres et son soutien à une théologie et à des pastorales en voie de collision avec la Tradition est particulièrement dévastateur.

On admet toutefois quelques circonstances atténuantes. Don Nely me dit : "Même dans la dernière rencontre que notre Supérieur Général a eu avec Jean Paul II et dans les entretiens avec le cardinal Ratzinger, nous avons relevé de la compréhension, voire de la bienveillance. Mais nous avons eu confirmation qu’ils ne pouvaient pas décider comme ils le désiraient, étant sous la pression de certains épiscopats comme celui français et allemand qui disaient, et disent : "c’est eux ou nous". Il y a beaucoup d'évêques qui doivent leur carrières à des progressistes et ne peuvent pas reconnaître leurs torts. Beaucoup sont arrivés à menacer que, si le schisme était résolu avec nous, on en ouvrirait un autre, avec eux. Le résultat est paradoxal : l'Église a dialogué et dialogue avec tous sauf avec nous, qui voulons simplement rester catholique, sans solutions de continuité avec vingt siècles d'histoire. Souvent, les recommandations de Rome à la tolérance à notre égard ne sont pas acceptées par les épiscopats, comme cela s'est passé récemment à Fatima où, pour déranger notre prière, on a allumé de bruyants aspirateurs et on a mis à fond la sono, en couvrant avec un vacarme assourdissant le rosaire que nous récitions. Et, ceci, malgré les recommandations favorables venues du Vatican".

Il y a, donc, ce prêtre français à la tête des traditionalistes de notre Pays, comme est également français le directeur du "Si si, No no", le détesté et aimé périodique (et même craint, dans la Curie romaine et dans celles locales, pour la franchise du langage et des contenus) de la Fraternité. L'histoire de France se mélange, chez ces prêtres, aux perspectives théologiques : Louis XVI, avec l'horreur pour la Révolution qui osa décapiter le dernier roi de droit divin, Charles Maurras, peut-être le maestro de certains "athées fidèles" actuels, avec le nationalisme fascisant pétri d’admiration pour la tradition catholique, Pétain exalté et de Gaulle vilipendé, Giscard d'Estaing honni parce que (à l’instar de Mitterrand et de Chirac) mis dans le même sac d'une franc-maçonnerie qui aurait inspiré une constitution européenne dont l'échec a été applaudi.

Dans une Église anémique de vocations, la Fraternité saint Pie X - le pape qui foudroya le modernisme - exhibe des chiffres qui ne laissent pas indifférents le Vatican : au-delà de 450 prêtres, en grande majorité jeunes, préparés, motivés à l’extrême, 160 séminaristes, 200 soeurs, un réseau de "chapelles" dans tous les Continents fréquentées pour la liturgie en latins d'une grande masse de fidèles. Les italiens ? Le supérieur du District nous confie avec quelque regret : "Les prêtres de votre Pays (l’Italie, ndt) ne sont pas nombreux, parce qu'une grande partie d’entre eux est passée 'sedevacantiste' ". Il s’agit de ceux qui accusent les lefebvristes de manque de cohérence parce que, dans leurs maisons religieuses, ils exposent le portrait du pape régnant et prient pour lui dans chaque messe, en jugeant objectivement infidèle à la Tradition beaucoup de son enseignement mais sans en contester le rôle légitime. D’autres par contre - et à ceux-ci ils se sont ajoutés beaucoup des Italiens - affirment que, depuis Paul VI, le Siège est "vacant" et que les papes récents ne seraient pas des vrais papes. De toute façon, il a été écrit dans notre langue (l’italien) et d'un chercheur laïque provenant du Piémont, même si résident dans le Canton de Ticino et devenu citoyen suisse, le gros volume qui est considéré la somme théologique des lefebvristes. Il s’agit de Iota unum, les presque 700 pages de Romain Amerio qui - il faut aussi le reconnaître - avec vigueur et extraordinaire érudition a entendu dénoncer les « variations de l'Église catholique dans le Postconcile », comme le dit le sous-titre.

Si l’on me permet un souvenir personnel, je souris en repensant à un épisode qui aurait pu inspirer Dan Brown dans le Code de Vinci, quelque page de sa fatantathéologie, sur fond d’improbables mystères et d'intrigues cléricales. Il s’agit d’un rendez-vous, évidemment discret, que l’on m’avait fixé à Milan, à l'entrée de l'autoroute menant aux lacs; s’ensuit le transbordement de mon auto à une Mercedes, longue et noire, comme il se doit ; la frontière suisse ; l'arrivée dans une villa, entourée d'un grand parque humide de pluie, dans le canton de Zug. À m'attendre, dans un salon à l'élégance austère - dans la cheminée, de la bonne bûche crépitante - quelques prêtres, impeccables dans les longues soutanes noires et de candides cols romains. Dans les présentations, beaucoup de noms nobles allemands et français, conversation dans beaucoup de langues européennes, dîner frugal, sans vins (c’était le Carême), mais avec un service de classe. L’abbé Fellay, le Général de la Fraternité, qui dans cette villa a son siège mondial, voulait connaître le chroniqueur qui avait un livre avec Ratzinger et avec Wojtyla, considérant que ce dernier devait se rendre compte en personne de la réalité des soi-disants "lefebvristes". D'où cette invitation dans le "repaire du loup", comme avec ironie ils l'appelaient, puis, dans la Suisse francophone, un séjour dans la célèbre forge de prêtres, le grand séminaire d'Econe, cauchemar pour certains, terre promise pour d’autres.

Cette expérience confirma un de mes soupçons, à savoir que l’écart théologique s’est tellement aggravé durant ces dernières décennies que, au moins à des vues humaines, une guérison de la fracture semble impossible. Quelle que soit la solution proposée des canonistes (prélature personnelle, administration apostolique, vicariat de type "castrense", ordre religieux spécial), les disciples de Mgr Lefebvre ne pourraient pas vivre dans une sorte d'Église parallèle, en ignorant ce qui se produit auprès d'elle. Don Nely me le confirme : "Nous ne pourrions pas ne pas continuer à dénoncer les erreurs. Notre rôle est de veiller pour que l'orthodoxie soit respectée. Et pas parce que nous sommes meilleurs, mais parce que nous connaissons à fond la nature de la Tradition, aujourd'hui ignorée de la majorité des catholiques, même dans la hiérarchie". Donc, dis-je, un retour se résoudrait dans une sorte de guerre continue ? "C’est possible", soupire l'influent interlocuteur. Il n'est pas question, ici, seulement de liturgie en latin : il y a une ecclésiologie et, avec elle, toute une théologie qui maintenant divergent et que, pour paradoxal que cela semble, c’est précisément pendant le pontificat de Jean Paul II que cette divergence a augmenté. Il y a le thème de l'œcuménisme qui brûle plus que jamais et est central, inaliénable, même dans la perspective du pape Benoît.

Ceci montre le nécessaire réalisme des hommes. Mais tant le Pape que le Chef des "schismatiques" croient, en hommes de foi, dans la Providence et dans ses miracles. Donc, leur espoir est que la rencontre de lundi ne se résolve pas dans une rencontre de courtoisie formelle. Des deux côtés la séparation crée une douleur sincère et est une entrave à cette "nouvelle des évangélisation" qui a été au centre du grand rêve de Wojtyla. L'appel à la Providence est donc justifié.