4 août 2005

[Aletheia n°78] - Le centenaire de Balthasar - par Yves Chiron

Aletheia n°78 - 4 août 2005

Le centenaire de Balthasar - par Yves Chiron

suivi d’un texte inédit

Hans Urs von Balthasar (1905-1988) est un des plus grands théologiens du XXe siècle. Le centenaire de sa naissance a été marqué par de nombreux colloques, en France et à l’étranger. D’autres manifestations sont prévues en ce mois d’août. Outre son œuvre immense – plus de cent ouvrages –, il a été, en 1975, un des fondateurs de la revue internationale Communio, revue créée pour faire contrepoint à l’autre grande revue internationale de théologie, Concilium, dont le progressisme et le néo-modernisme séduisaient un vaste public de clercs.

Balthasar, suisse de langue germanique, né le 12 août 1905 à Lucerne, entré chez les Jésuites, en 1929, fut ordonné prêtre en 1936. Ses premiers travaux théologiques ont porté sur les Pères de l’Eglise (Grégoire de Nysse et Maxime le Confesseur), en même temps qu’il restera un lecteur attentif de la littérature française, traduisant en allemand Claudel et Péguy et consacrant un volumineux essai à Bernanos.

Pendant la guerre, à Bâle, il fit la rencontre décisive d’Adrienne von Speyr (1902-1967). Adrienne était une protestante, qui avait connu des expériences spirituelles exceptionnelles. Balthasar allait devenir son directeur spirituel et l’amener au catholicisme (à la Toussaint 1940). Commença alors pour elle une vie mystique dont Balthasar allait être le témoin privilégié : visions, stigmatisation. Adrienne reçut aussi la mission de fonder une communauté séculière, la Communauté Saint-Jean. Des éditions (Johannes Verlag) virent le jour pour publier d’abord les écrits d’Adrienne von Speyr. En 1950, Balthasar quitta, non sans déchirement, la Compagnie de Jésus pour se consacrer à la Communauté, aux éditions et à ses propres travaux.

À partir de 1960, il jeta les bases de sa grande œuvre, une “ Trilogie ” consacrée au Beau (Æsthetik); au Bien (Theodramatik) et au Vrai (Theologik) ; dix-sept volumes au total. Pendant le concile Vatican II, Balthasar ne figura pas au nombre des experts (periti) qui eurent une si grande influence auprès de certains évêques ou Commissions. Puis, dans les années post-conciliaires, il apparut comme trop peu engagé, trop critique envers certaines évolutions de l’Eglise. Face à la crise de l’Eglise, les réponses de Balthasar allèrent toujours à l’essentiel. En témoignent Cordula ou l’épreuve décisive (1966), Retour au Centre (1969), Le Complexe antiromain (1974).

Sa grande trilogie peina à trouver un éditeur en France. Parus de 1961 à 1987 en langue allemande, les dix-sept volumes qui la composent ne furent traduits que très lentement et tardivement en français : d’abord chez Aubier-Montaigne pour la première partie (sous le titre La Gloire et la Croix), puis chez Lethielleux pour la deuxième, enfin, auprès de Culture et Vérité, en Belgique, pour la troisième.

Pourtant cette œuvre a fait son chemin, en France et dans l’Eglise. Trente ans après sa fondation, la revue balthasarienne Communio existe toujours, diffusée désormais en quinze langues. Par rapport à un Congar, à un Rahner, à un Chenu, dont l’œuvre et la pensée (et aussi l’action pour certains) ont joué un rôle essentiel durant le concile Vatican II, l’œuvre de Balthasar a connu une diffusion et une influence plus tardives mais profondes. De nombreux évêques et prêtres ont été profondément marqués par les écrits de Balthasar ; on citera, par exemple, le cardinal Barbarin, archevêque de Lyon, auteur de Théologie et sainteté. Introduction à Hans Urs von Balthasar (CERP/Parole et Silence, 1999).

Le cardinal Lustiger, lui aussi, a reconnu sa dette immense envers Balthasar : “ Ce devait être à l’automne 1965. Le premier tome de La Gloire et la Croix venait de paraître en français. Dans mon équipe d’aumôniers d’étudiants, nous l’avons travaillé pendant plusieurs mois. Ce fut pour nous un éblouissement et une vraie délivrance ”[1]. Ailleurs, il a été plus explicite : l’Eglise de France, dans l’après-Concile, écrit-il, “ semblait un bateau échoué ; échoué contre des récifs ou contre des bancs de sable et incapable de s’en dégager. La parution de l’œuvre de Balthasar a été comme un courant puissant qui remet le bateau en pleine mer. L’Eglise semblait échouée, enlisée dans les sables du monde, ou plutôt de la ”modernité” comme on dit. Pour décrire cette réalité complexe, j’ajoute un autre mot inscrit dans l’histoire de la pensée chrétienne : le ”modernisme”, et une troisième expression empruntée à Charlie Chaplin, ”les temps modernes””[2].

Les écrits de Balthasar s’inscrivaient à contretemps dans la crise terrible que connaissait l’Eglise de France. Il faut n’avoir jamais lu un livre de Balthasar pour définir sa pensée comme un “ modernisme soft ” (a. Bourmaud).

En guise de modeste contribution au centenaire de sa naissance, je publie un article qu’il avait bien voulu écrire pour une revue que j’allais publier. C’était en 1981. J’avais vingt ans. Avec l’enthousiasme de la jeunesse, qui est proportionnelle à ses ignorances, je décidais de lancer, seul, une “ revue chrétienne de culture ”. Le titre en était celui d’un livre majeur de Balthasar, Intégration. La revue prétendait récapituler et discerner, selon une ligne directrice définie par Balthasar : “ La moisson du monde sera engrangée, mais non par l’humanité elle-même : elle le sera par le Christ qui, seul, met tout le royaume aux pieds de son Père. C’est lui l’intégration ”.

Je souhaitais que le premier numéro de cette revue s’ouvre par un article de Balthasar. J’osais écrire au grand théologien, à Bâle. Il me répondit, quasiment par retour de courrier, par un article inédit de quatre pages, en allemand. Un “ petit rien ”, me disait-il avec modestie, auquel il me chargeait de donner “ un vêtement français convenable ”. Non sans une collaboration indispensable et précieuse, le texte fut traduit et ouvrit le numéro 1 d’Intégration qui parut en janvier 1982. Malgré la qualité des auteurs qui acceptèrent d’y voir publier leurs textes, la revue, mal réalisée techniquement, trop pauvre, eut peu d’abonnés et ne parut que pendant une année (six numéros). Pour le sixième et dernier numéro, Balthasar autorisa la publication d’une conférence qu’il avait donnée à Paris quelque temps auparavant.

C’est l’article, quasiment inédit de janvier 1982, que je publie ici, dans une traduction légèrement révisée.


Le chemin nous connait - par Hans Urs von Balthasar

Il est vraisemblable que parmi les personnes qui s’interrogent sur la relation entre la nature et la culture et le Royaume de Dieu, peu prennent suffisamment au sérieux les paroles de l’hymne aux Colossiens : “ En Lui ont été créées toutes choses dans les cieux et sur la terre […] Toutes choses ont été créées par Lui et pour Lui […] car il a plu [à Dieu] de faire habiter en Lui toute la Plénitude et par Lui de se réconcilier toutes choses. ” (Col. 1, 16, 19 et 20). Car toujours nous nous représentons les choses naturelles, de quelque manière, sorties d’abord de Dieu, avec leur sens propre, et seulement, dans un second temps, dirigées malgré elles vers un but surnaturel. Mais il ne peut en être ainsi, si – d’après le début de l’Epître aux Ephésiens – la glorification de son Fils par la création fut la première pensée de Dieu. Bien plus, les choses doivent séparément posséder dès le début la brûlure du signe et de la marque qui donne à leur existence leur vocation ultime.

Pour l’homme, c’est tout à fait évident, d’après les leçons de saint Thomas d’Aquin (qui ne fait que récapituler et élucider le point de vue des grands théologiens) : l’homme est ouvert sur un accomplissement qui le dépasse et, poursuit saint Thomas, ne pourra trouver sa plénitude favorable qu’à travers Dieu (comme un homme ne peut devenir fécond que par une femme, et inversement). Si ce paradoxe définit la nature de l’homme, comment cela ne serait-il pas perceptible dans toutes ses réalisations intellectuelles mais aussi dans la gigantesque infrastructure de la nature qui le porte mais qui, sans lui, n’a pas de sens réel ? Car dans la nature l’homme n’est pas une énigme et, à la vérité, n’est pas principiel car il ne peut s’accomplir en Dieu sans le cosmos (comme plusieurs théologiens médiévaux le pensaient).

Doit-on dire par là que toutes les productions culturelles de l’humanité apportent par elles-mêmes une contribution à l’édification du Royaume de Dieu ? Cela personne ne veut et ne peut l’affirmer à la vue de la bombe atomique, mais aussi simplement de l’automobile ou de l’avion. La manifestation du Fils de Dieu sur terre n’advint en aucune manière comme le signe d’un accomplissement triomphal et d’un rassemblement immédiat des fragments éclatés de l’homme, mais bien plutôt dans la contradiction d’une sorte de discrétion, de bassesse qui a apporté la confusion chez tous : Païens, Juifs, Chrétiens. Enfin, Jésus lui-même, après chaque tentative, a averti de ne pas essayer de localiser le Royaume “ ici et là ”.

Ce qu’il y a de plus remarquable, c’est que l’homme est placé comme lutteur pour la maîtrise des forces cosmiques, avec le devoir de s’affirmer en elles, avec elles et contre elles, à travers des échecs sans fin et des catastrophes ; par quoi sa victoire apparente, son avance dans la domination des puissances contient un problème très important : chaque nouvelle rationalisation en vue d’une nouvelle liberté plus grande doit-elle nécessairement être une perte de liberté ? Chaque dédain de la mort individuelle pour une supposée avancée dans la cause de l’espèce marque de l’empreinte absolue de la mort l’espèce elle-même. Aussi, au plan temporel, tout ceci n’est pas plus évident qu’une gigantomachie – comme dit Platon – qui, en dépit des performances très hautes et “ immortelles ”, ne parvient pas au-dessus de l’inutilité, de la précarité et de la mortalité.

Les penseurs antiques avaient cessé la lutte là-dessus car ils étaient prêts à abandonner sans arrière-pensée toutes les œuvres culturelles de l’humanité à un feu sans fin, après quoi on pourrait recommencer tout le processus ; les Allemands avec leur Muspilli ne pensaient pas autrement, et Nietzsche a exalté une nouvelle fois ce point de vue. Les chrétiens pourraient dire, au regard des efforts cosmiques de l’humanité, qu’ils sont plantés depuis le début dans le feu de justice de Dieu quand ils lisent : “ Quant aux cieux et à la terre de maintenant, la même parole les tient en réserve pour le feu […] les cieux passeront dans un sifflement, les éléments embrasés se dissoudront, et la terre et les œuvres qu’elle contient seront mises à jour ” (II Pierre 3, 7 et 10). Paul reprend cette image du feu de justice et dit que chacun en particulier devra le traverser, avec son œuvre de vie, et que le feu devra prouver si elle est construite “ avec du bois, du foin, de la paille ” ou avec un matériau solide (I Cor. 3, 12 sq) : ces propos peuvent être étendus aussi à l’ensemble de la production culturelle de l’humanité.

Et ici nous retrouvons la première idée : le feu fait la preuve si une œuvre a été bâtie “ sur le fondement du Christ ” ou sur une autre base, et ce fondement ne peut être autre que le premier, celui par lequel l’homme est empreint du sens de la Parole de Dieu.

L’homme, avec seulement les bégaiements du monde, s’efforce de prononcer pleinement la Parole. Charles Péguy a décrit dans Eve l’immense mouvement de l’histoire du monde et de toute la culture hors de la Parole centrale, et il n’a pas conçu cette marche comme triomphale puisque, pour lui, le but en était la crèche, dans laquelle se trouvait un mot volé de chaque langue.

Assurément, il n’a guère vu de claire justice dans cet endroit où la Parole muette épargnait les mots tonitruants de l’humanité. Peut-être que d’un coup le plus petit est devenu le plus grand : “ En vérité, je vous dis que cette veuve qui est pauvre, a mis plus que tous ceux qui mettent dans le Trésor. Car tous, c’est de leur abondance qu’ils ont mis, mais elle, c’est de sa privation : tout ce qu’elle avait, elle l’a mis, tout son bien ” (Mc 12, 43-44).

Ainsi nous sommes appelés à faire un continuel discernement des esprits. Discernement de la direction où une œuvre s’engage consciemment ou inconsciemment. Un tel discernement est difficile parce que, pour beaucoup, la bonne direction qui semble avoir été prise n’est finalement que la recherche de sa propre glorification au lieu de l’accomplissement de la Parole, et parce que, pour d’autres, ce qui semble être un détournement de la bonne direction n’indique finalement et seulement (humblement !) que l’incapacité de l’homme qui s’efforce de trouver le but avec ses propres forces et de l’atteindre complètement. Aussi face à ces cas négatifs, il faut encore et toujours distinguer : s’agit-il d’une mise en valeur ou d’un obscurcissement de la vérité ? Est-ce que, par exemple, l’image de “ l’homme révolté ” est-elle seulement l’expression de sa temporalité insoluble, de sa situation gigantomachique (et aussi de sa vérité), ou alors un refus titanesque, à travers lequel la “ situation de révolte ”, objective, se laisse chevaucher par quelque chose d’autre ?

Le discernement est difficile. Le Nouveau Testament lui-même, d’une part avertit et même recommande, pour nous diriger, de laisser à Dieu seul le jugement (I Cor. 4, 3-5) ; mais d’autre part, cependant, nous blâme de ne pas savoir lire les signes des temps qui nous sont donnés dès ce monde – et qui sont montrés par le Christ et son existence – (Matt. 16, 4). Nous sommes livrés à ce dilemme : il nous a été donné assez de sensorium pour que nous connaissions la direction, pour nous, pour l’humanité et pour son œuvre ; cependant pas suffisamment pour que, chemin faisant, nous tombions dans un jugement définitif. Nous sommes viatores, des errants, et nous devons savoir si nous avons un CHEMIN sous les pieds ou si nous n’en avons pas.

Septembre 1981

NOTES

[1] Communio XIV, 2 – mars-avril 1989, p. 12.

[2] Communio XXX,2 – mars-avril 2005, p. 13-14.